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Langues rompues – Tongue breaks

Hannah Azar Strauss

Programmation spéciale

Ce projet se réalise dans le cadre d’une collaboration en trois temps avec AXENÉO7.

J’ai appris de Suneela Mubayi, dans l’essai The Temple Whore of Language, que le mot arabe standard pour « traduction » est tarjam, qui signifie aussi « raconter la vie ou la biographie de quelqu’un », et que ce mot présente certaines résonances avec rajam, « lapider », mais aussi « supposer » ou « parler de quelque chose dont on ignore tout ». On utilise également naql (en ourdou : « imiter ou copier » et « faux ou contrefait »), qui veut dire « transporter », ou encore « transmettre une information entendue d’autrui » — faisant du traducteur ou de la traductrice un·e naqil/a, c’est-à-dire un·e transporteur·rice, un·e médium du transport, ou le·la conducteur·rice d’un véhicule. Autant de façons de penser la traduction, ce point d’équilibre instable où la langue se brise : chauffeur poids lourd, faussaire, lanceur de pierres, colporteur de rumeurs. La traduction est une chaîne de disparitions, à la fois prolifique et indocile. Toute langue l’est, bien sûr, mais la traduction laisse plus facilement paraître son état. tongue breaks parle du va-et-vient entre langue, loi, traduction et échec (ou, mort).

J’ai commencé avec Sappho, via la traduction d’Anne Carson, If Not, Winter, dans laquelle la nature fragmentaire des textes poétiques survivants de Sappho est délibérément marquée sur la page par des crochets et de longs espaces — un « geste esthétique en réponse à l’événement papyrologique ». Les crochets sont un vide formé, articulé mais vide. Il n’y a pas de là-là, seulement, peut-être, l’absence de la personne à qui l’on s’adresse — ce que Derrida, dans L’Œuvre du Deuil, revisite alors qu’il écrit à Barthes après la mort de ce dernier : une figure impossible à fixer, hors de portée, hors de main. Mais la figure non fixable est, du moins, nommable, et nommer l’inconnu revient à inscrire son absence. Ce problème de relation est aussi un problème de traduction — une situation où l’infidélité est la seule option, résolue ni par la citation ni par le silence. Traduction et deuil partagent une posture d’attention qui fait de nous le contrepoint, le rien qui ricoche. Et les mots, en attente de traduction, se tournent vers un avenir qui ne signifie rien pour eux si ce n’est une transformation totale — qui est aussi disparition. On leur promet un pays qu’ils ne pourront jamais habiter ; structurellement, le mot est à la porte de sa propre traduction, et ne pourra jamais passer.

tonguelangue (bannières)

En prenant quelques définitions du mot tongue en anglais, dans un état d’esprit exalté et un peu délirant, j’ai commencé à les traduire d’avant en arrière entre le français et l’anglais. Je voulais voir ce qui se passe quand la traduction cherche à faire apparaître les échecs à travers différents registres. Les ratés fortuits ont fini par se détendre dans le non-sens, une sorte de traduction hystérique. Le texte issu de ce processus a été conçu par Simon Guibord pour trois bannières installées sur le mur extérieur d’AXENÉO7, invitant, par la lecture publique, à une rencontre avec la nature absurde de la langue, de la traduction et de leurs politiques associées.

broken telephone (atelier)

Participant·e·s :

Marc Alexandre

Vincent Bonin

Sophie Bélair Clément

Wawa Li

Diyar Mayil

Florence Simard

Hannah Strauss

Dans le cadre du projet tongue breaks, 7 artistes et auteur·rice·s ont été invité·e·s à AXENÉO7 pour une après-midi de traduction expérimentale. J’ai envoyé à l’avance aux participant·e·s le texte des bannières tonguelangue, ainsi qu’un texte plus long sur les questions et idées qui sous-tendent la résidence, en leur demandant d’apporter un petit objet librement inspiré de ceux-ci. À partir de ces objets, nous avons suivi une structure de « téléphone arabe » pour les décrire et les traduire. Pendant plusieurs heures, nous avons enchaîné une série d’actions simples :

Action 1 : passez votre objet à gauche

Action 2 : traduisez l’objet que vous tenez maintenant, par écrit ou par dessin

Action 3 : passez à gauche l’objet, ainsi que votre traduction

Action 4 : traduisez l’objet que vous tenez maintenant, par écrit, par dessin, ou répondez librement/de manière associative à sa traduction

ETC.

Une fois que l’objet et ses traductions étaient revenus à leur point de départ, chacun·e a brièvement partagé ses associations personnelles avec l’objet et ce qu’il signifie pour elle ou lui. Enfin, nous avons écrit quelques mots directement à la personne ayant apporté l’objet, en connaissant désormais son origine, que nous avions d’abord rencontrée sans description. Les participant·e·s ont été invité·e·s à m’envoyer par la poste une petite œuvre en deux dimensions quelques semaines après l’atelier, si le processus ou les notes reçues les avaient inspiré·e·s.

tongue breaks (micropublication)

Une autre réalisation de la résidence sera une micropublication, actuellement en cours, qui rassemblera la documentation des résultats de l’atelier et des œuvres envoyées par la poste, accompagnée d’un texte.

Hannah Azar Strauss est une artiste vivant à Tiohtià:ke/Mooniyang, aussi connu sous le nom de Montréal. Travaillant principalement avec le dessin, l'impression et les livres expérimentaux, sa pratique explore l'éloignement linguistique, les gestes quotidiens et la culture de la mémoire à travers les archives. Son plus récent travail s’est principalement développé à travers de lents projets itératifs, inspirés par le procédé de traduction. Elle enseigne au Collège Vanier en communications, médias et en arts visuels.

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