Pour quelques arpents de neige / For a few acres of snow
Simon Belleau
- Exposition
En novembre 1981, le rapatriement de la Constitution canadienne est négocié dans la capitale nationale. Pierre Elliott Trudeau tente d’obtenir l’accord des provinces pour pouvoir modifier le contenu de la Constitution, texte fondateur de la fédération, sans la permission du Parlement britannique en prévision d’obtenir plus d’indépendance de celui-ci. Huit des dix provinces, dont le Québec, s’allient pour la présentation d’une contre-proposition. D’abord source de mésentente sur la formule à prendre pour rapatrier l’héritage politique du Canada, l’événement sera perçu par le Québec comme une trahison lorsque, dans la nuit du 4 au 5 novembre, l’alliance présumée du fédéral avec le provincial laissera le Québec à l’écart des discussions pour la ratification de la Constitution. Au terme d’une journée de négociations, l’ensemble des ministres se retirent dans leurs chambres d’hôtel respectives. Cependant, Jean Chrétien, ministre de la Justice du Canada, converse à la dérobée avec certains de ses homologues dans une arrière-cuisine du Centre de conférences du gouvernement à Ottawa. Une nouvelle proposition est écrite sur deux feuilles lignées et présentée aux provinces pendant la nuit, à l’exception de celle du Québec. Au lendemain, René Lévesque, premier ministre de la province exclue, apprend la nouvelle depuis l’hôtel où il était hébergé à Hull (Gatineau). Au Canada anglais, l’événement est nommé Kitchen Accord (ou Kitchen Meeting), rapport au lieu de la décision finale. Au Québec, ce même épisode porte l’appellation de Nuit des longs couteaux.
La dualité narrative de cet épisode géo-historico-politique sert à Simon Belleau de trame de fond pour son exposition Pour quelques arpents de neige / For a few acres of snow. À l’intervalle de la mise en scène et de la recherche historique, l’artiste pose un regard déterminant sur l’événement et les lieux dans lequel celui-ci s’est déroulé sans toutefois dicter de parti pris. Il fait ressortir le caractère dramaturgique de cette nuit de tractations subreptices qu’il qualifie de shakespearienne, poussant l’analogie théâtrale jusqu’à intituler l’exposition par une citation de Voltaire dans Candide (1759). La politique emprunte au théâtre ses préceptes. Le positionnement d’investigateur-observateur de Belleau s’immisce alors comme une critique des conflits ubuesques des politicien.ne.s de ce pays, faisant de la petite histoire la grande.
La présente exposition de Belleau établit dans un interstice mitoyen, entre coulisses et spectacle, des parallèles factuels et spatiotemporels : les deux titres donnés à l’événement de 1981 ; les deux hôtels-châteaux situés dans les villes frontalières d’Ottawa et de Gatineau dans lesquels logeaient les premiers ministres des provinces ; la rivière des Outaouais qui coule entre les deux rives comme pour les diviser ; la nuit comme espace de spéculation et de trahison ; le premier ministre de la Saskatchewan Allan Blakeney qui cite King Lear (1606) de Shakespeare lors d’un discours au lendemain de l’accord : « All Hands Leave Hold When The Great Wheel Runs Down The Hill ».
Belleau emprunte au septième art des tropes qu’il utilise ici dans cette scénographie en latence : d’immenses peintures étant des représentations du Kitchen Accord griffonné par Jean Chrétien, Roy McMurtry et Roy Romanow la nuit du 4 novembre dans une cuisine du Centre des conférences, des sculptures, dont une maquette de la cuisine déposée sur du mobilier hôtelier, un vétuste projecteur sur lequel la poussière s’est accumulée à travers les années, ainsi qu’une enseigne lumineuse disposée à l’extérieur de l’édifice de La Filature pour rappeler l’affichage d’époque du Château Laurier.
Un film réalisé par Belleau lors de sa résidence de recherche à AXENÉO7 montre avec tension — face à face, de chaque côté des rives de la rivière, mais en huis clos — les façades des hôtels. Au sein du montage, l'artiste utilise le procédé le plus primaire de toutes productions de mise en scène : la didascalie. Les notes de Belleau remplissent une fonction scénique en donnant des indications sous forme d’annotations et parcourent l’ensemble de l'œuvre. Sans nécessairement aller de pair avec les images, les didascalies font référence à ces documents qui se trouvent ailleurs, hors de la vue du public, faisant de Belleau un narrateur omniscient. Dans le film, les hôtels jouent un rôle : ils deviennent des lieux de tergiversations politiques, témoignant de la possibilité pour celle-ci de s’immiscer jusque dans notre sommeil.
La trame narrative aux temporalités décalées que propose l’artiste investigue les machinations dramatico-romantique du théâtre dont les mécanismes se dérobent, de prime abord, à la vue des spectateur.ice.s. Les rouages de Pour quelques arpents de neige / For a few acres of snow activent un travail de dé-re-construction historique qui se positionne à l’opposé d’une survalorisation du discours critique d’une telle entente. Les évocations formelles et matérielles, pour le moins interprétatives, de même que le film de Simon Belleau, agissent comme de puissants liants chronologiques et redéfinissent cette négociation nocturne, tout juste à l’aube de son quarantième anniversaire.
Simon Belleau détient une maîtrise en Studio Arts de la School of the Art Institute of Chicago (Chicago, 2015) où il a été récipiendaire du prix Jacques and Natasha Gelman Trust Scholar and Fellow Program. Il a présenté son travail en divers lieux : Fonderie Darling (Montréal, 2021) ; Musée d’art contemporain de Montréal (Montréal, 2021) ; Cassandra Cassandra (Toronto, 2020) ; Parisian Laundry (Montréal, 2019) ; Fondazione Antonio Ratti (Côme, Italie, 2018); Galerie René Blouin (Montréal, 2018) ; Sculpture Center (New York, 2018) ; Raising Cattle, (Montréal, 2017) ; Marsèlleria (New York, 2017); Optica, centre d’art contemporain (Montréal, 2016) ; et Vie d’ange (Montréal, 2016). Simon Belleau est l’un des neuf artistes en résidence dans le programme Ateliers montréalais 2019-2022 de la Fonderie Darling. De 2019 à 2021, il était artiste-en-résidence et enseignant invité au département de sculpture de l’Université Concordia.
Remerciements
Mykalle Bielinski
La Fonderie Darling
Milly-Alexandra Dery
Marie-Michelle Deschamps
Conseil des arts du Canada
Frédéric Chabot
Fondation Audain
Frédérique Gagnon
Lucile Godet
Eli Kerr
Nicolas Lachance
Jean-François Lauda
M.A Marleau
Musée des Beaux-Arts de Montréal
The Ouellette Family Foundation
David Paquin
Jean-Michel Quirion
Les Sans Patron
Éléonora Santini et Jean Belleau
Eve Tagny
Frédérique Thibault