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Inside Out

Veronika Holcová

Exposition

Veronika’s Garden of Uncelestial Delights

Dans Le paysage et la mémoire, un ouvrage incontournable de Simon Schama, l’auteur examine la relation entre mythologie et territoire dans diverses cultures, proposant que l’histoire, la religion et la philosophie soient intimement liées à la fois à l'art et à l’évolution écologique. À ce jour, la plupart des analyses de l’œuvre de Veronika Holcová s’entendent sur le fait que celle-ci est profondément enracinée dans des traditions culturelles européennes, et, plus précisément, tchèques. Cela soulève la question suivante : est-il possible de se perdre dans son Arcadie, sans toucher à ces racines ? Quelle est l’origine de ce paradis terrifiant et minutieusement constitué, foisonnant d’humanité, de sensualité ?

Pénibles souvenirs de la Bohême

Cela peut paraître surprenant, mais, dans notre recherche pour les racines créatrices d’Holcová, il faudra remonter jusqu’à la Bohême du 14e siècle. 1348, pour être plus précis. C’est en cette année que Prague — déjà une plaque tournante culturelle en Europe, et capitale du Saint-Empire romain germanique — voit la mise sur pied de sa première université. Ce lieu d’échange important entre les cultures attire dorénavant les meilleurs talents européens, et cela se passe en latin, en allemand, en tchèque, en polonais et en yiddish. Remontons donc la remarquable chaîne de causalité derrière l’ADN de l’art tchèque. Pendant de nombreux siècles, les artistes tchèques côtoient de près l’élite artistique européenne, jusqu’au coup presque mortel qui changera le cours de l’histoire artistique et sociale à tout jamais, soit la prise de pouvoir des Habsbourg en 1620, marquant la fin de la souveraineté tchèque sur le territoire et le début d’un règne oppressif qui durera trois siècles. Celui-ci sera suivi par une brève période de liberté avant l’annexion par les nazis en 1939, et celle des communistes en 1948, un régime totalitaire qui transformera la vie des Tchèques en véritable cauchemar orwellien. Voilà la dichotomie ironique qui représente la pierre angulaire de la culture artistique tchèque. Les artistes ont eu tous les moyens, outils et compétences pour pratiquer leur métier, mais les vagues répétées de censure impitoyable les ont forcés à perfectionner le maniement des métaphores, allégories, doubles sens, et sous-entendus — un ensemble de stratégies qui leur permettront de conserver leur liberté, leurs vies, et leurs pratiques artistiques. Les récits passent alors dans la clandestinité : les artistes doivent recourir à la cryptographie créative. Alors que la plupart des Tchèques sont à même de déchiffrer le code, celui-ci demeure illisible pour les administrateurs au pouvoir. Cette capacité à déchiffrer est transmise de génération en génération, et s’incruste ainsi dans la mémoire collective et le paysage de la Bohême. De plus, lors de la Renaissance nationale tchèque, du 18e au 19e siècle, la population a pu consolider la résilience culturelle en restituant les mythes, légendes, traditions et contes populaires du passé. Malgré les siècles de persécution et de décimation, l’art tchèque a donc su se tailler une place importante dans le paysage culturel du monde. Le domaine de la culture serait-il imaginable sans la Métamorphose de Franz Kafka, les robots de Karel Čapek, ou la Symphonie du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák ? Qu’en serait-il du Faust de Jan Švankmajer, de la Petite Renarde rusée de Leoš Janáček, du Vol au-dessus d’un nid de coucou de Miloš Forman, des Cathédrales de František Kupka, du Songe d’une nuit d’été animé de Jiří Trnka, ou de L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Milan Kundera ?

Le paysage impérissable des souvenirs d’enfance

Durant ces époques difficiles, c’est d’abord et avant tout le conte de fées qui a réussi à survivre aux persécutions. Les illustrateurs, marionnettistes et animateurs tchèques sont ainsi devenus parmi les plus importants artistes du pays. C’était une occasion de créer librement, et, du même coup, d’influencer des millions d’enfants. De plus, les illustrateurs tchèques ont su réduire considérablement le fossé entre l’illustration et les beaux-arts. Alors que les États-Unis raffolaient de l’univers d’innocence que mettait en scène Norman Rockwell, Josef Čapek était en train de présenter le cubisme aux enfants tchèques. Au demeurant, les contes de fées tchèques ne ressemblent en rien aux versions fades et diluées de Disney — à de rares exceptions près, ces récits sont plutôt sombres, déconcertants, cruels et mystérieux. Leurs forêts impénétrables sont peuplées d’elfes, de sorcières méchantes, de gnomes répugnants, de dragons anthropophages, de dryades sournoises, d’esprits d’eau impitoyable, et de fées maléfiques, pour ne pas mentionner ces marécages brumeux où les feux follets attirent d’innocentes victimes vers une mort certaine. Il y a aussi l’homme-âne, la sorcière de midi, et la dame blanche — bref, la liste est longue. Certains contes touchent à des thèmes comme le cannibalisme et l’infanticide et, à l’occasion, le méchant peut même assassiner le héros et démembrer son corps. Mais, ne vous inquiétez pas, le protagoniste reviendra à la vie — il ne s’agit que d’un conte, après tout. Les enfants tchèques n’étaient d’aucune façon gardés à l’abri des choses sombres, dans une innocence niaise. Au contraire, on a exposé ces jeunes esprits — de véritables éponges — à tout ce qu’a à offrir notre monde inharmonieux, bondé de tromperies et d’antagonismes.

Les contrées sauvages d’une Arcadie tout sauf enfantine

C’est un caprice du destin qui a su organiser la rencontre entre Veronika Holcová et le Canada. De plus, la possibilité de revisiter les paysages imaginaires de son enfance s’est présentée à elle non pas dans sa Tchéquie natale, mais plutôt dans les régions sauvages canadiennes. Les contes de fées tchèques sont toujours campés dans un paysage européen de jadis, un paysage qui ressemble tout à fait à certaines régions du Canada : des forêts vierges, profondes et peu peuplées. C’est ainsi que cette rencontre a enrichi son héritage culturel européen et tchèque par un nouvel ensemble de références culturelles. Par contre, son répertoire d’influences n’a pas arrêté de croître aussitôt. Au contraire, il ne cesse de s’élargir, englobant des souvenirs de toute l’existence et de toute l’humanité. En effet, sa mémoire culturelle absorbe, intègre, et transcende des milliards d’années d’évolution, offrant au regardeur un voyage aussi vertigineux que délectable. Son pinceau dansant et infatigable invoque des juxtapositions à la fois improbables et éloquentes, nous livrant à une étreinte post-cambrienne explosive et passionnée, un flux d’amour inconditionnel, où l’intimité s’étend à tout et à tous, traversant les frontières biologiques et les tabous culturels au sein d’une cosmologie délicate de caresses en érosion violente, en désordre organisé. Tout est permis, tout est possible, tout est plausible dans ce torrent de clarté frivole. Des fleurs parlantes courtisent des reines en papier ; des naïades, insectes mécaniques et robots d’une autre époque s’embrassent goulûment dans les rues scintillantes de royaumes sous-marins peuplés de châteaux de corail couverts de langues d’algues verdâtres et chuchotantes. Des gestes bien intentionnés, caresses cachées, oiseaux nageurs et serpents volants étranglent des rayons de soleil éviscérés. Des filaments et pétales de fleurs éthériques, des bouffons et embryons trépident dans les courants macabres, autant d’effleurements serpentins, ravivant les souvenirs de premiers baisers gênés. Et puis, après avoir traversé les flammes, ils disparaissent dans la pénombre satyrique, volontairement vulnérables, mais prêts à ressurgir, avec les yeux rougis, à bout de leurs forces.

L’exposition de Veronika Holcová à AXENÉO7 marque la fin de ses quatre années au Canada. Ce séjour a laissé une marque indélébile sur l’artiste, lui permettant de revisiter les paysages de son enfance, de créer de nouvelles images et d’ouvrir des pistes de réflexion jusqu’ici inexplorées. Cette expérience a même incité Holcová à sortir de ses propres sentiers battus, ceux du médium de la peinture : ici, pour la première fois, elle présente au public des œuvres tridimensionnelles.

On pourrait présumer que Veronika Holcová serait une artiste timide et introvertie, perdue dans ses rêvasseries, ses éthériques paysages intérieurs. Mais rien n’est plus faux. Holcová est une personne exubérante, énergique, même infatigable, érudite et d’une curiosité insatiable. Elle est organisatrice, intermédiaire et promotrice inlassable d’art et d’artistes, faisant la liaison entre les scènes tchèque et canadienne, réunissant créateurs et autres acteurs du milieu. Malgré sa mémoire culturelle prodigieuse — ou en raison de celle-ci —, Holcová est citoyenne du monde, engagée, bienveillante et consciencieuse. Son art est riche, évocateur, bouleversant, inoubliable et envoûtant, de même que fort pertinent, peu importe le paysage dans lequel on vit. 

— Lumir Hladik (Toronto)

Veronika Holcová a étudié le dessin, la peinture et les arts graphiques à l’Académie des beaux-arts de Prague. Sa pratique artistique intègre le dessin aux techniques de peinture traditionnelles et expérimentales. Il existe un sens indéniable de l’automatisme implicite dans la pratique de Holcová. Les motifs, à la fois figuratifs et abstraits, sont concentrés dans des composites organiques compacts. Utilisant une imagination onirique, elle associe des fragments de la vie quotidienne avec des paysages de rêve et des références à l’histoire de l’art. L’œuvre de Holcová possède de fortes traces du romantisme allemand et du surréalisme tchèque et du symbolisme.

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